jeudi 24 février 2011

Hegel et la mort de la pensée

Avertissement : cet article fait suite à un premier dans lequel je chouinais sur l'état de doute perpétuel dans lequel je me trouve en ce moment. Et puis, alors que j'étais en train d'écrire, je suis partie en vrille et j'ai commencé à taper un pavé sur Hegel et son ouvrage : la Phénoménologie de l'Esprit.

Je ne sais pas trop ce qui m'a pris, j'avais peut être envie de partager avec quelqu'un mes impressions sur cette lecture qui m'a profondément marqué. Peut être en vain, mais je tente le coup.

Je vous préviens, la Phénoménologie est un ouvrage complexe, Hegel est un auteur brillant mais dur à suivre, et c'est un vrai challenge pour moi d'essayer de l'expliquer (enfin, ce que j'en ai compris, mes profs de philo me tueraient peut être en lisant cet article). Aussi, pardonnez mon ton parfois familier et désinvolte, j'ai tenté d'écrire de manière orale et familière pour faire passer la pillule.

Deuxième mise en garde : Hegel, c'est très beau, mais ce n'est vraiment pas joyeux, léger, ou rock'n roll. Accrochez vous. Je promet à ceux qui tenteront l'aventure qu'ils en tireront quelque chose : au mieux, la découverte d'un auteur fabuleux dont l'influence sur la pensée contemporaine a été décisive (et peut être même un enseignement spirituel) ; au pire, vous pourrez briller lors de vos dîner en ville en vous exclamant "Hegel ? D'un ennui !".

Allez, 3, 2, 1, let's jam !

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La dialectique du maître et de l'esclave est une idée selon laquelle la conscience de soi se dédouble en deux forces, l'une dominante et l'autre dominée. Il ne s'agit pas là d'une expérience mystique où du résultat d'un mélange pas très heureux d'alcool et de drogue, mais de quelque chose que l'on peut tous ressentir : on peut être dominé par ses émotions, ses peurs, son rapport aux autres...


Le maître, ce qui domine en nous n'est prêt à aucun compromis : ça se fera comme ça, ou ça ne se fera pas du tout, c'est ça ou tout s'arrête. L'esclave, ce qui est dominé, ne veut pas disparaître, et accepte de passer au second plan.
Ce n'est pas super clair, mais reformulons comme ça : l'esclave, c'est peut être cette petite voix en nous qui dit "puisqu'il le faut..." et qui s'écrase face aux impératifs.

On s'accroche, ça va devenir de plus en plus abstrait et imagé.



Ce qui va se passer entre ces deux forces, c'est que la maître, qui est satisfait, ne se remet plus en cause. Il a eu ce qu'il voulait, c'est maintenant au reste de faire en sorte que tout marche bien. Ce qui est réprimé en nous, par contre, doit agir pour satisfaire les attentes du maître, et découvre au passage qu'il a une certaine sphère de liberté : plus le temps passe, plus il comprend que toute sa vie ne tourne pas autour du maître, qu'il peut fournir un minimum d'effort et continuer à exister pour lui même. Il conquiert son indépendance.

Bingo, l'esclave comprend que même dans la soumission, il est libre, pas par essence comment le maître, mais libre via l'existence.

Et c'est la que tout se gâte. Se sentir libre et soumis à la fois, c'est une situation très désagréable. Que faut il faire : lutter pour devenir le nouveau maître ? Impossible, si l'on s'est soumis, c'était pour de bonne raisons, pourquoi risquer de tout perdre maintenant ?

On peut aussi choisir de tout regarder de haut : "Ah ah, vous pensez me soumettre, croyez-y tant que vous voudrez, au fond de moi je sais que je suis au-dessus de tout ça et que vos conneries de dominations ne me concernent pas. Ça vaut peut être pour les autres, mais pas pour moi". Ce stade, Hegel l'appelle le stoïcisme : la faculté de voir les rapports de domination, la lutte entre maître et esclave, en refusant de s'y inclure.
Problème : Si l'on comprend que tout est dominé, dominant, ou les deux à la fois, pourquoi serions nous l'exception ?

Et là, c'est le drame, le stoïque va connaitre le bug du siècle (au sens littéral) : il comprend qu'il fait partie du "tout", de ce qui l'entoure, du rythme effrénée du monde, des jeux de dominations. Il a beau prendre conscience des chose, il ne peut pas tout appréhender puisqu'il en fait partie. Et la sale petite voix du doute se fait entendre :"Et si ? Et si je ne comprenais rien ? Et si je me trompais sur toute la ligne ? Et si tout ce que je pense n'étais que le fruit de mon aveuglement ?". Parfois, il se ressaisit : "Mais non, ça j'en suis sûr, j'ai gagné ma liberté à la sueur de mon front, j'ai pris conscience du monde et de la manière dont il fonctionne". Et ça repart en boucle : je doute, je sais, je redoute, je sais,...
Le stoïque est devenu sceptique, et il ne s'en sort pas. Voici d'ailleurs ce qu'en dit Hegel :

« Cette conscience [sceptique] est donc ce radotage inconscient oscillant perpétuellement d’un extrême, la conscience de soi égale à soi-même, à un autre extrême, la conscience contingente, confuse et engendrant la confusion. Elle-même ne réussit pas à rassembler ces deux pensées de soi-même ; elle connaît sa liberté, une fois comme élévation au-dessus de toute la confusion, et de toute la contingence de l’être-là ; mais la fois suivante, elle se confesse à soi-même qu’elle retombe dans l’inessentialité et qu’elle n’a affaire qu’à lui. […] Son bavardage est en fait une dispute de jeunes gens têtus, dont l’un dit A quand l’autre dit B, pour dire B quand l’autre dit A, et qui, par la contradiction de chacun avec soi-même, se paient l’un et l’autre la satisfaction de rester en contradiction l’un avec l’autre. » ( HEGEL, La phénoménologie de l’esprit, trad. fr. J. Hyppolite, vol. 1, Paris, Aubier, 194, p. 175.)


La conscience est devenue son propre "mauvais génie" (terme piqué chez Descartes, qui lui aussi s'était mis à douter de tout avant d'ennoncer son fameux "Cogito ergo sum" - Je pense donc je suis - mais ça c'est une autre histoire). Elle se torpille de l'intérieur en permanence...


Vous remarquerez qu'à ce stade, le constat n'est pas super poilant.  Mais ce n'est pas fini, la suite est encore mieux !


Comment sortir de l'impasse ? On se pend tout de suite ? Pas selon Hegel, qui annonce une nouvelle étape (en même temps, on n'est qu'à la moitié du premier tome, et le héros meurt rarement dans le premier quart d'heure du film, c'est bien connu).


Après avoir douté encore et encore, la conscience va se stabiliser autour d'une certitude : elle est malheureuse. Cette reconnaissance de son malheur est décisive : accepter son malheur, c'est accepter la mort de la pensée. Pas au sens "Bon bah si c'est comme ça, j'arrête de penser et je me tape l'intégrale de Secret Story en boucle jusqu'à la fin de mes jours", mais plutôt "J'accepte de penser tout le reste de ma vie tout en sachant que cela n'a pas de sens".
Oui, c'est assez dur. On sent l'influence du bouddhisme dans la pensée de Hegel, ça n'est ni tendre ni complaisant, mais il parait qu'on se mieux après avoir fait le deuil du sens.
D'ailleurs, vous vous souvenez du fameux "Dieu est mort" de Nietzsche ? Bah c'est pas de lui. Enfin, si, mais Hegel l'a dit avant lui, et justement à ce moment là de son ouvrage. J'aime beaucoup se passage, qui montre comment le malheur de la conscience humaine s'illustre spirituellement dans l'histoire de la religion chrétienne.



En effet, Hegel va réinterpréter le triptyque chrétien (dont on a tous entendu parler sous la forme "Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit"), en fonction de sa thèse :
  • Le Père, Dieu, c'est la réalité ultime, l'universel (la conscience du tout) qui ne nous est pas donné. Pour devenir accessible, il a dû s'incarner.
  • Le Fils, Jésus, arrive parmi les hommes. L'universel s'incarne et n'est plus inaccessible, mais il meurt sur la croix. 
  • Reste le Saint-Esprit : C’est l’universel mais qui ne se donne jamais que sous une forme précaire, transitoire, faillible et toujours dans la relation à autrui. L’universel est toujours en péril mais il n’est pas mort (alors que Dieu est mort).


Résultat des courses : 
Le malheur de la conscience est qu’elle doit supporter cet état précaire de la compréhension du tout
Il y a un moment de grande lucidité de la conscience qui comprend que l’important nous échappera toujours mais qu’on le cherchera toujours. Elle vise à saisir ce qui lui importe mais le manquera toujours un petit peu. Une quête sans fin en somme, c’est pourquoi la conscience est un moteur.

Le malheur de la conscience est ce qui fait sa force.


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Si vous êtes arrivé au bout, félicitation ! Je n'y suis pas allée de main morte, mais vous avez tenu bon.


Si ça vous a plu, j'en suis ravie ! Pour aller plus loin, je vous conseille :
  • Hegel, de Benoît Timmermans, collection "Figures du savoir" aux éditions Belles Lettres : ce n'est pas un livre de vulgarisation, mais ça reste moins trash que le texte original. L'ouvrage dresse un panorama de l'oeuvre de Hegel.
  • Phénoménologie de l'Esprit, de Hegel, traduction de Jean Hyppolite, éditions Aubier Montaigne : Si vous êtes décidés à affronter la bête, bon courage déja, et choisissez la traduction d'Hyppolite. Elle coute plus cher, certes, mais elle est moins littérale et plus abordable que les autres.
Si vous n'avez rien compris, mais que ça vous titille quand même, posez toutes les questions que vous voulez.

Si vous n'en n'avez rien à carrer, tant pis, j'aurai essayé !

Doute hyperbolique

C'est la dèche, les enfants...
Cela va faire un mois que je patauge spirituellement, philosophiquement et tout un tas de trucs en -ment.
Comme toujours, tout a commencé de manière assez pernicieuse, par de petites questions matérielles qui dégénèrent en grandes remises en cause existentielles.
Comme toujours, cela fait suite à une période d’exhalation intense au cours de laquelle j'ai cru avoir milles idées, milles intuitions, et où j'ai accumulé une tripoté de choses à lire (je me suis lâchée, ma pile de livres à lire est un grand m'importe quoi gigantesque où tout se côtoie : philosophie, histoire, sociologie, ésotérisme... un amas bien présomptueux).

Ce qu'il y a de problématique quand on n'a pas "la foi", quand on ne croit pas en la providence, c'est qu'on ne peut se rattraper à aucune branche lorsqu'on vacille un peu. Et manque de bol, dans ma manière de voir le monde et dans mes conviction "pseudo-païenne" (je ne sais même plus si j'ai le droit de m'appeler comme ça), on est seul, perdu dans un ordre cosmique sacré, mais impersonnel. Parfois, je m'en veux d'être si terre à terre, de n'arriver à me reposer sur rien, au point que je me demande si mes recherches servent à quelques chose.

J'admire et j'envie ceux et celles qui semblent avoir trouvé ce qu'ils cherchaient et un certain repos spirituel. Ah, chère blogosphère païenne, j'ai beau te trouver gnagnasse la plupart du temps, j'ai beau te trouver gentillette avec tes "Grande Déesse" par-ci, tes "Blessed be" par-là, je suis la première à jalouser tes certitudes quand ça va mal...



Bref, surchauffe, je ne sais plus du tout où je vais (certes, on le sait rarement, mais c'est toujours désagréable d'en prendre conscience). Mais bon, comme Sainte Mamie Marie-Gertrude, Grand Rinpoché et Prêtresse au 10e degré le disait : "C'est dans l'errance qu'on apprend le plus". Alors ferme la et positive.

Le doute est une problématique vraiment fascinante en philosophie, tout comme dans le domaine religieux. Je vous épargnerai les banalités affligeantes du style "le doute est un sentiment universellement partagé... bla bla bla..." (ou pas, du coup), et je n'ai pas non plus envie de me lancer dans une étude comparée de la place du doute dans  le religion (que je serais bien incapable d'écrire du reste, j'ai de la mélasse à la place du cerveau).

Par contre, et parce que je suis d'humeur tout à fait jouave ce soir, j'ai envie d'aborder Hegel.
Hegel, c'est mon compagnon de déprime privilégié en ce moment. Quand je doute et quand je suis malheureuse de douter, je me dit "C'est pas grave poulette (oui, j'aime me donner des petits noms débiles), t'es pas seule, Hegel l'avait bien compris tout ça".
Vous vous souvenez en terminale, Hegel, la Phénoménologie de l'esprit, la dialectique du maître et de l'esclave ? On est en plein de dedans.


[ndlr : à l'origine, j'avais décidé d'enchainer immédiatement avec la présentation d'un bout de la Phénoménologie de l'Esprit. Je voulais faire ça de manière claire et rapide, mais j'ai totalement échoué : mon article devenait trop long et partait dans tous les sens. J'ai donc décidé de le scinder en deux partie, la seconde étant totalement consacrée à Hegel. Si une expérience philosophique hard-core vous tente, rendez-vous dans le second message !]


Crédit image : Milo (sur DeviantArt)